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Annibal contre les éléphants [Annibal et ses éléphants]

Entretien avec Evelyne Fagnen et Frédéric Fort

mercredi 10 mai 2006, par Aurélien Marteaux

Après une semaine de résidence à Loc-Eguinec à l’occasion du Mai des Arts dans la rue 2006, la famille et compagnie Annibal et ses éléphants présentait ce dimanche 7 mai à Guimaëc leur nouvelle création, Misérables !

Fidèle à la tradition du théâtre forain, la compagnie s’attaque avec humour et revendication au célèbre roman de Victor Hugo du même nom.

Sur les bancs de l’école de Guimaëc, Evelyne Fagnen, oeil extérieur et metteuse en scène, et Fredéric Fort, bâteleur, auteur, comédien, racontent leur combat artistique contre les éléphants de notre société et pour un théâtre populaire.

Action culturelle ? Engagement ? Education culturelle ? Des mots qui ne remplaceront jamais les actes.

Quel est votre métier Fred et Evelyne ?

Fred : Moi je dirais que je suis saltimbanque.

Evelyne : Artiste.

Quelle est la différence ?

Fred : Un saltimbanque c’est quelqu’un qui saute sur un banc devant des gens pour leur raconter des histoires...

Evelyne : ... Et un artiste, c’est quelqu’un qui perçoit le monde pas tout à fait comme tout le monde.

Votre nouvelle création Misérables ! est une adaptation du célèbre roman de Victor Hugo. Un roman de 2000 pages résumé en 60 minutes de spectacle, est-ce bien raisonnable ?

Fred : Oui ! Le spectacle ne fait que 60 minutes pour des raisons de format adapté à la rue. Au bout d’une heure assis sur des petits gradins ou sur un bout de moquette on a mal au cul. Si on veut que les gens repartent content, c’est raisonnable de les lâcher au bout de 60 minutes.

Evelyne : Le théâtre d’Annibal peut se jouer n’importe où. Les seules choses qui peuvent les déloger sont la neige, la pluie, un ouragan...

Fred : ...Ou la police !

Evelyne : Jouer dans la rue comme le fait Annibal est un défi à chaque représentation. Monter Les Misérables en théâtre de rue en est un autre. L’idée de cette adaptation est née dans la tête de Fred, et quand j’ai relu le roman à l’occasion de ce projet, je me suis rendu compte à quel point ce livre est contemporain. On est au XXIe siècle mais n’oublions pas le XIXe pour ne pas retourner dans les mêmes ténèbres, même si on y est déjà dans beaucoup de domaines. Soyons ambitieux dans notre pensée.

Dans cette ambition, pourquoi se revendiquer du théâtre forain ? Qu’est-ce qu’apporte cette forme de théâtre ?

Fred : Ca fait plus de vingt ans que nous jouons dans la rue. On ne sait pas faire autre chose que raconter des histoires. Et pour raconter, rien de tel que le théâtre forain.

Nous avons envie de jouer pour un public populaire, de village, de petites cités et de quartier. Il y a beaucoup de gens qui ne voient du théâtre qu’à l’occasion de festivals de rue et qui n’iront jamais dans les salles alors qu’ils apprécient le théâtre. Nous, on a envie de proposer quelque chose à ces gens-là.

Avec le spectacle La bête, qui se présente également sous la forme du théâtre forain, il se passe quelque chose de vicéral, de primitif, un rapport presque archaïque entre le public et nous. En montant les Misérables, on retombe forcément dans ce rapport là. On a envie de voir comment les gens entendent et écoutent ce qu’on leur dit, être au plus près d’eux pour sentir leur réaction, leur permettre de participer et avoir un retour direct sur ce qu’on leur montre.

Evelyne : Le théâtre forain est également une transposition de la fragilité du théâtre en ce moment. On est jamais à l’abri d’une panne de courant, si je puis dire. Et ces derniers temps, le théâtre de rue subit de nombreuses pannes. Cette forme de théâtre permet de partager avec le public notre fragilité d’artiste.

C’est important de partager cette fragilité avec le public ?

Fred : Oui. Dans le spectacle, on ne parle pas que de nous. On parle du monde. Des petits poissons qui continuent à se laisser bouffer par les gros requins qui s’engraissent chaque jour. A un moment donné, on n’a besoin de redire ces choses là aux gens, se reposer des questions sur comment tourne le monde ? Qui le dirige ? Comment ? Et qu’est-ce qu’on peut y faire ?

On est en train de revivre la même situation que dans le roman d’Hugo. On constate que cela ne s’est pas beaucoup amélioré ces dernières décennies. Il y a eu des éclaircies bien sûr, des changements, mais qui ont été gagnés après de fortes luttes et qui restent encore menacés.

Actuellement par exemple, je pense que la démocratie est en danger, car on pousse les gens dans la précarité, dans des situations où ils n’ont plus les moyens de s’exprimer, de se défendre. Quand on lit l’histoire de Cosette, on n’est pas loin des enfants indonésiens payés une misère par le PDG de Nike pour fabriquer des chaussures jour et nuit. C’est comme le travail de nuit à 15 ans ou la baisse de l’âge de l’apprentissage... Si on prend l’exemple de Gavroche qui se prend une balle dans le ventre, on peut y voir un symbole fort de la répression policière que l’on observe chaque fois que les gens descendent dans la rue en France ou ailleurs. On est dans une société où la classe politique n’a pas envie d’ouvrir les yeux sur la misère.

Evelyne : En plus de cet engagement politique, il y a aussi le fait de montrer aux gens qu’avec un camion, un rideau et des tréteaux on peut dire beaucoup de choses. On offre du possible, des petites ouvertures lumineuses pleines de gravité mais aussi de beaucoup d’humour.

Comment se passe le travail de création au sein de la compagnie ?

Evelyne : Les artistes d’Annibal sont polyvalents. Ils sont auteurs, acteurs et metteurs en scène tout à la fois. Moi je suis là en tant que regard extérieur. C’est tous ensemble que l’on construit la mise en scène. Il faut qu’il y ait accord entre chacun. Personne n’essaie d’emmener les autres là où il veut. Il n’y a pas de prépondérance dans les rôles de chacun. Beaucoup de choses se décident après discussion et tout le monde a son mot à dire.

Fred : Quand Evelyne est arrivée, rien n’était écrit. On lui a expliqué le projet, les thèmes qu’on voulait aborder. Puis tout le monde a amené ses idées. On a essayé, gardé ou jeté des choses.

Evelyne : Il est important pour moi de travailler avec des artistes sans jamais trahir leurs propos, l’histoire qu’ils veulent raconter, ni ce qu’ils sont, surtout avec des acteurs qui ont de la bouteille comme Thierry Lorent et Fred.

Quel est votre sentiment au sortir de votre résidence en Pays de Morlaix ?

Fred : Il est nécessaire d’avoir des soutiens, des lieux comme le Fourneau qui nous accueillent et avec lesquels on échange des idées. Pendant la semaine de résidence, on a monté une nouvelle scène et on l’a testée avec le public. Ce type de résidence permet d’essayer de nouvelles choses. C’est un risque partagé avec les spectateurs. De plus, pour nous parisiens, passer une semaine dans un gîte de la vallée de Loc-Eguiner c’est agréable !

Evelyne : Il y a un vrai rapport de proximité avec le public des communes. On vit dans le village, on prend l’apéro avec eux. Cela crée un rapport de sympathie au-delà du rapport artiste-public, même si une heure de rigolade aide au rapprochement et à la discussion. Il n’y a pas cette impression de l’artiste inaccessible. Les gens viennent nous parler tout de suite après le spectacle et leurs remarques sont très précieuses pour nous. Ce sont des rapports que l’on a pas dans les salles parisiennes du fait de la lourdeur institutionnelle de ces structures. Ici, c’est la convivialité qui prime.

Fred : En Pays de Morlaix, nous avons fait une expérimentation publique, une répétition publique et une sortie de fabrique. On est vraiment dans ce qu’on appelle l’action culturelle, c’est à dire mettre en acte une culture pour une population locale, dans des lieux où il n’y a pas forcément de salle de spectacle. Et quand en plus on dit à ces gens qu’ils vont participer à la création du spectacle par leurs réactions et leurs retours, c’est prodigieux.

Propos recueillis par Aurélien Marteaux le 7 mai 2006 à Guimaëc, à l’occasion du Mai des Arts dans la rue.

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