Vendredi 7 avril 2006, deuxième jour d’investigation cinquième jour de présence sur Brest. Il y a du soleil, toujours, et la mer, encore, et le ciel, interminable. Et tout ce bleu qui nous noie. Le port nous ouvre ses bras comme quelqu’un que l’on aime et qui nous attendait depuis si longtemps pour nous serrer sur sa peau. Nous marchons, nous croisons des regards, des visages qui s’ouvrent, des langues qui se délient et des bateaux qui repartent comme autant de bouteilles à la mer... nous marchons.
Je pense que je me baignerais bien mais ce n’est ni la saison ni le moment. Aujourd’hui il s’agit de se baigner avec les gens, prendre ensemble un bain de mots à défaut d’un bain de mer. Et on y nage, et on s’y perd, nous reprenons la barre. Raphael et Pablo nous parlent de Philippe, Antho rêve de Recouvrance, je réécoute Fred le manutentionnaire...
Nous flirtons avec nos rencontres. Tout est calme au sein de l’agitation. Est-ce nous qui sommes calmes, est-ce le port qui s’agite ? Ou est-ce le calme du port qui nous agite ?
David nous parle de Marseille. Il a vingt-trois ans, il rêve d’un avenir à la taille de ses mains, un avenir qu’il taillerait à la force de ses poignets. Raphael et David sourient dans le soleil, on se croirait presque au sud du sud, au sud d’un port. David dit Marseilleveyre, je plonge soudain dans les baignades d’un été passé. On boit des verres, il a forcément pris un pastis. Come l’été passé. Le port se reflète dans ses lunettes de soleil, il regarde l’horizon. Et je crois y voir l’image de son grand-père depuis longtemps parti, écroulé en sortant de son bar, face à la mer, à côté de son bateau. Il dit : est-ce qu’on peut rêver une plus belle mort ? Et moi qui ne suis pas de la mer je regarde son visage qui a vu tous les ports du monde, toutes les villes aux noms mystérieux qui nous faisaient réver dans nos livres d’enfant. Et c’est lui l’ enfant. Vingt trois ans. Est-ce qu’on peut rêver aussi belle rencontre ? Mardi, il repart, pour une autre mer, un autre port, une autre traversée...
Pablo plonge dans les couleurs du port, il déploie son oeil de photographe, déploie ses yeux pour imprimer les détails du bout du monde, en rêvant de révolution, d’une grève des dockers, d’un soulèvement social. Ses yeux pétillent et je devine son sourire s’ouvrir quand il nous raconte ses espoirs d’hier en écoutant Philippe...
Antho s’arrache les cheveux sur l’ordinateur en rêvant de Recouvrance, de bars mal famés et de filles aux jambes interminables...
Raphael boit le soleil, la mer, le ciel, les couleurs du port, et se saoûle avec tout cela en même temps, sans arrêter sa soif qui restera sans fin...
Nos deux Yffic se transforment en anges gardiens...
Jérôme se tait...
Et moi je nage...
Estelle
"Un enfant disons que ça ferait un bagage de plus dans la voiture, déjà qu’elle est chargée, c’est vrai que...enfin on est trop mobiles pour l’instant pour avoir un gamin c’est...mine de rien... on s’y plait dans cette vie, c’est notre choix. Si on voulait on pourrait rester un mois posé quelque part mais c’est vrai qu’on a toujours ce besoin d’aller un peu ailleurs, de découvrir autre chose, de rencontrer des gens. Enfin...en même temps y a ce paradoxe, c’est vrai que quand tu l’as, tu as envie de bouger, tu as envie de faire autre chose, envie de...c’est pas une envie d’avoir la vie de monsieur tout le monde, une envie forcément de rentrer tous les soirs à la maison ; à en ce moment je m’aperçoit que...ça a ses avantages mais ça a aussi ses inconvénients. Tu rentres du boulot t’es crevé, t’as envie de te détendre de te poser...c’est pas...du coup tu fais moins de trucs que quand tu mènes une vie....la vie d’un marin c’est normalement deux mois en mer, deux mois en vacances à terre, donc c’est vrai que pendant deux mois tu vois personne, mais pendant deux mois tu fais tu ton boulot, au moins t’as pas de préssion et quand tu reviens deux mois en vacances et ben t’as pas de pression. Tu fais tes deux mois de vacances et tu lâches vraiment donc c’est vrai que au niveau humain, l’entourage n’a pas forcément la même vision de la personne...on n’est pas les mêmes que quand on est en vacances que quand on bosse la journée et qu’on rentre le soir. Donc ça a aussi un côté bien agréable aussi pour tout le monde."
Interview de David par Estelle et Raphael
"Enfant mon père connaissait un patron de bar, il était un peu docker. Il y avait une relation avec les dockers que je ne connais plus maintenant. Mon père c’est vrai, il travaillait quelque part, un peu plus loin sur le port ; et du coup, il était amené de temps en temps, à aller boire un coup dans le petit bar en question, je sais plus comment il s’appelait d’ailleurs. Une de ces personnes en fait, on l’appelait le décapsuleur, parce que, il avait les deux dents très avancées. Je devais avoir dix onze ans. C’est vrai que je trouvais ça intriguant de savoir que quelqu’un décapsulait ses bières comme ça... Je l’ai jamais vu faire, en même temps."
Interview de Sophie par Raphael
"C’est déjà les termes du navire qu’il faut comprendre quand t’es à bord. Tout est nouveau..."