Il y a des jours où on ne dort pas de la nuit. C’est ce que vit notre héros en pyjama rouge et vert. Le sommeil c’est fragile, tendre et plein d’aventures singulières auxquelles il est difficile d’échapper si l’on ferme les yeux. Ou pas. Tout irait bien pour ce dormeur amoureux de son oreiller et de son drap blanc si, autour de lui, le monde ne s’agitait pas autant. Il n’a pas vraiment d’idées noires, ce sont plutôt de bien malignes boules blanches qui envahissent parfois son existence. S’il les balaie de la scène de ses rêves, elles reviennent comme par magie. Sans compter que le piano avec lequel il partage sa chambre bleue a des choses à dire. Si les ritournelles et les mélodies de la pianiste le bercent un moment, entre Satie et Nino Rota, il suffit de presque rien, une partition froissée, quelques notes rugueuses et graves, pour que le sommeil s’échappe par où il n’était pas encore venu. Pas de chance.
Les moutons du Carrousel de D’Irque et Fien il faut apprendre à les compter. Pas simple, ils sont à la fois un seul et si nombreux qu’on les perd quelque part sur la route circulaire que suit le piano qui tour à tour s’envole et touche le sol comme une étrange navette volante.
Ce Carrousel est une boîte à musiques à dormir debout, assis, couché, en chien de fusil, les pieds au ciel, en bâillant, en s’étirant, les yeux ouverts, les yeux fermés... Parfois le dormeur disparaît, s’échappe sans laisser l’adresse de son lit invisible. Parfois il cherche et trouve la compagnie d’un jeune spectateur et partage avec lui des lubies d’insomniaque : découper en morceaux du papier à musique pour le faire, en bon illusionniste, réapparaître intact. Parfois il revient en somnambule maladroit, se reprend les pieds dans le tapis de sa nuit agitée et trouve une nouvelle issue, envahie de boules blanches qu’il veut éliminer comme des papillons de nuit d’un coup de balai un peu sorcier.
D’Irque et Fien sont d’adroits génies de l’escamotage et de la poésie. Le petit arsenal technique nécessaire à tout ça est à peine visible et le public se laisse toujours surprendre pour son bonheur. Quand les deux artistes se retirent en laissant une silhouette enfin endormie dans le piano on a envie, nous aussi, de goûter à ce sommeil de chambre bleue. Patience ! La nuit n’est pas très loin et, de toute façon, elle revient chaque soir. Vous ne pouvez pas la rater.
Texte : Pierre Abgrall