Les Burattini sont les Marco Polo du 21ème siècle. Et en plus ils ont lu, comme tout un chacun, le chapitre XXXVI des Voyages de l'illustre voyageur où il écrit que « les habitants de l'île de Madagascar racontent qu'à une certaine saison de l'année, arrive des régions australes une espèce extraordinaire d'oiseau qu'ils appellent rock. Sa forme est semblable à celle de l'aigle, mais il est incomparablement plus grand. Le rock est si fort qu'il peut soulever avec ses serres un éléphant, voler avec lui dans les airs, et le laisser tomber de haut pour après le dévorer. Ceux qui ont vu le rock affirment que ses ailes mesurent seize pas de pointe à pointe et que les plumes ont huit pas de longueur. » Les Burattini sont des lettrés, des gens curieux de tout mais qui n'en font qu'à leur tête. Ils n'ont pas tenu compte des mises en garde de Lewis Caroll quand il écrit en 1871 dans son poème Jabberwocky : « Prends garde au Jabberwock, à sa gueule qui mord, à ses griffes qui happent. » Ces mots d'un connaisseur en oiseaux rares ne leur ont pas fait peur. Pire : ils se sont pris de tendresse pour le monstre ailé. On ne leur en veut pas. Au contraire.
Dans l'art de bonimenter et de prendre les spectateurs pour les animaux crédules qu'ils sont toujours, gourmands depuis tout petits d'histoires à rêver, toujours prêts à s'en laisser conter, il y a une reine et un roi : ce sont les Burattini, la famiglia Burattini. Mère et fils dans ce chapitre ornithologique de leurs aventures ne se moquent pas du monde. Loin de là. Ils ont trop de respect pour la personne humaine surtout si elle porte des ailes. Et on les croit sur paroles quand ils nous content l'histoire de leur longue liaison avec le Jabberwock, histoire qui ressemble fort à une histoire d'amour ou bien on ne s'y connaît pas.
Le Jabberwock est un oiseau rare, un migrateur d'un autre temps et de tous les temps, un oiseau qui sait passer par tous les temps d'un continent à l'autre, du glacial au tropical parce qu'il faut bien vivre, tout simplement. Il faut bien se trouver sur cette planète une place où faire son nid pour couver son oeuf précieux. Le jabberwock n'a pas le profil de la colombe de salon, ni le plumage immaculé de la mouette bretonne. Il n'a pas la taille d'un oiseau-mouche et a un chant bien plus riche que celui du coucou. En fait d'aventures cet oiseau-là en a vu des vertes et des pas mûres, passer les frontières ce n'est jamais de la tarte, pour personne, même pour un oiseau de son volume, et les Burattini savent nous le dire. Ils ne nous épargnent ni les moeurs sexuelles ni les habitudes alimentaires de la bête mythique. Dans la salle à l'air libre installée dans le VERGER les enfants du premier rang rigolent évidemment, mais pas franchement. Ils ont la trouille en fait, parce qu'à force d'entendre la description toujours plus fouillée de l'oiseau géant ils pressentent qu'il va hanter leurs nuits pendant un bout de temps.
Et il est d'autant plus grand cet oiseau qu'ils ne l'ont pas encore vu. Les Burattini ont l'art de dévoiler les choses une à une, ils maintiennent le suspense, ils promettent monts et merveilles à chaque seconde et l'on hérite de quoi à votre avis ?... De monts et merveilles tout simplement, parce que les Burattini sont des démons dans l'art d'émerveiller et, après nous avoir fait courir d'un pays à l'autre, le Jabberwock est bien au rendez-vous, comme promis. On quitte le banc en spectateurs comblés et éblouis et on sait à présent que l'histoire du jabberwock est bien plus que l'histoire pas toujours rose d'un volatile. C'est un conte sur la fraternité, un conte sur l'art de tendre la main quelque soit sa couleur.
Texte : Pierre Abgrall