Edito de Charlie Hebdo du 6 novembre 2002 par Philippe Val. Porte-avions du spectacle ou intermittent nucléaire ? Prenons un organisme vivant, un corps humain, par exemple. Il a besoin
d'une certaine quantité d'éléments nutritionnels
pour vivre. Si l'on juge qu'il dépense trop d'énergie, qu'il
coûte trop cher, ou qu'il rend trop de place, on peut toujours en
retirer des morceaux. Coupez les ongles, rasez les cheveux, il pèsera
un tout petit peu moins lourd, si par exemple il voyage en avion, même
quelques grammes en moins produiront une légère économie.
Si vous lui retirez un bras, il continuera à être lui-même,
mais il sera plus économique. On peut également enlever
tous les organes que l'on a en double, poumons, reins, oreilles, l'homme
continuera à vivre. Moins bien, certes, mais enfin, il est tout
à fait possible de réduire son poids de moitié en
ôtant des morceaux qui ne sont pas vitaux. Prenons le cas maintenant de l'assurance chômage des intermittents
du spectacle, qui coûte exactement dix fois moins cher qu'un porte-avions
nucléaire, c'est à dire 700 millions d'euros Le cogestionnaire
de la caisse, qui est le Medef présidé par Ernest-Antoine
Seillière, en accord avec le gouvernement, a décidé
de doubler les cotisations, en attendant de pouvoir supprimer le fameux
statut des intermittents, ce qu'il essaye de faire depuis des années.
Le patronat et le gouvernement, grâce à la comptabilité
analytique, ont considéré que l'organe de la société
française appelé "culture" générait
un déficit. Ensuite, ils ont observé que les acteurs de
la culture - les artistes, comédiens, danseurs, musiciens, techniciens,
metteurs en scène de théâtre et de cinéma -
ne constituaient pas, à eux tous, un organe vital de la société.
Et ils ont raison : si nous supprimons les artistes, nous continuerons
à nous nourrir, à digérer cette nourriture et à
en évacuer les déchets dans les endroits prévus à
cet effet. Et l'on peut considérer que c'est le principal. Et si vraiment il y en a qui veulent devenir musicien ou scénariste, ils n'ont qu'à avoir un bon métier pour gagner leur vie, et se consacrer à l'art pendant les week-ends. Combien de dentistes jouent du saxophone dans les pizzerias, le samedi soir, combien de notaires écrivent des romans que leur vieille maman lit avec fierté, combien de coiffeurs exposent leurs excellentes toiles dans nos crêperies, combien de gynécologues jouent Knock avec talent devant leurs amis du Lions Club ? Avec les petites caméras vidéo que l'on peut acheter partout pour trois fois rien, les tripiers et les conseillers à la Cour des comptes peuvent rivaliser avec Comencini en filmant leurs enfants. Le système des intermittents du spectacle a trois fonctions :
il permet à des artistes de vivre, tout en se consacrant entièrement
à leur art. Car l'art comme on dit, est difficile. Il engage toute
une vie. Pour La deuxième fonction du système des intermittents, c'est
qu'il permet de mettre à la disposition des entreprises de spectacle
des artistes professionnels à des conditions forcément précaires.
Certaines entreprises, d'ailleurs en abusent. Ainsi, on compte 1200 précaires
à France Télévisions et 1000 à Canal +. Çà
et là, il y a de la fraude. Çà et là, il y
a des abus. C'est regrettable, on peut y remédier. La troisième fonction est précieuse. Le statut des intermittents
aide à vivre - très chichement, certes, c'est mieux que
rien - des artistes mieux que le mécénat ou la subvention,
car celui qui en bénéficie S'attaquer au statut des intermittents relève à la fois du cynisme et de la démagogie. Du cynisme, car jamais la hausse de leur cotisation ne fera descendre autant de gens dans la rue que la hausse du prix de l'essence, et de la démagogie, parce que ce genre de mesure flatte la bassesse qui consiste à penser que les artistes ne sont que des feignants et des parasites. De même qu'un corps peut vivre amputé des jambes et des bras, un pays peut vivre sans une intense activité culturelle. Un pays peut n'être qu'un estomac qui se nourrit et qui rejette ses déchets. Supprimer le statut des intermittents, c'est accepter d'être les barbares des lointaines contrées qui regardent, bouche ouverte, avec un filet de bave qui coule des lèvres, Athènes édifier le Parthénon. Mais j'exagère. La semaine dernière, en deux jours, Le Monde a consacré deux pleines pages à la renaissance intellectuelle nationale. La première se réjouissait du retour de Sheila, la seconde incitait à la découverte du nouveau disque de Johnny. Tout n'est pas perdu. P.S. je ne suis pas intermittent du spectacle. Philippe Val |