En suivant, follement, l’armée d’éléphants placides et puissants, harcelé par l’oeil rouge des Phénix volant en escadrilles toutes ailes déployées, excité par les claves et les tambours des milliers de soldats musiciens et enveloppé de fumées rouges ou blanches, j’ai suivi un moment un homme qui portait une petite fille terrifiée dans ses bras. Elle vivait la fin du monde ou le début d’un autre. Son père lui-même était incapable de lui répondre. Comme elle j’avais oublié que j’étais à Guipavas : je marchais au milieu des 43,3 millions de réfugiés et de personnes déplacées qui en 2010 ont fui les conflits et les catastrophes dans le monde, j’étais en 2050 avec les deux cents millions de personnes qui pourraient être chassées de chez elles par le dégel des terres, la montée des mers ou l’avancée des déserts, j’étais au coeur de la plus grande fête du monde, celle où on parle toutes les langues, j’étais parmi les millions d’êtres humains qui vont et viennent sur notre planète pour leur bonheur ou leur malheur...
Transhumer ça ne concerne pas seulement vingt moutons, dix vaches et trois chèvres dans un petit coin de montagne comme on l’apprend au cours de géographie de l’école primaire. C’est ce que dit le spectacle d’OPOSITO. Il met le doigt sur les phénomènes migratoires les plus heureux comme les plus tragiques de l’humanité, aujourd’hui et à travers l’Histoire.
Dès l’apparition des éléphants, des oiseaux inquiétants et des colonnes de soldats-musiciens-automates sur la place du bourg où ça fleure bon la saucisse-frites, la bière, les crêpes et les moules, tu passes dans une autre dimension : tu oublies dans quel siècle tu vis, tu ne sais plus si tu as un pays, un métier, une famille ; si on te demandait ton nom tu ne saurais plus quoi répondre ; tu es un homme, une femme, tu marches dans une nuit magique et terrifiante, au milieu, devant, derrière des millions d’autres êtres humains affolés, émerveillés, en route vers une destination que tout le monde ignore...
Sans que tu saches quel chemin tu as fait, si tu as marché une heure ou pendant des jours, tu fais halte avec les autres sous un ciel dans lequel les étoiles commencent à s’allumer. Tu es sous des arbres gigantesques et des chauve-souris filent au ras des têtes. Les éléphants sont immobiles. Leurs yeux lumineux et patients te rassurent, ils te disent que l’heure de dormir n’est pas encore là. Les musiciens s’apprêtent à scander ta nuit. Tambours, fifres, voix, cornemuses, binious, fûts, cymbales t’indiquent la route, l’orchestre est immense, la musique s’amplifie, envahit ton corps et puisque ça ne suffit pas pour que tu comprennes, les fusées, les feux d’artifice, les flèches incandescentes s’y mettent et là tu la vois, bien posée au-dessus de cette foule assemblée, la Grande Ourse, paisible dessin d’étoiles à des millions d’années-lumière, et tu comprends que c’est là que tu vas, c’est là que la Compagnie OPOSITO conduit tout ce monde.
En cette nuit de samedi de juillet 2010, en plein coeur d’un bourg breton du Vingt et Unième siècle, la transhumance, hommes, femmes, enfants et bêtes, quittait la Terre à destination de la Grande Ourse. On ne dit pas non à un tel voyage.
Pierre
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