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Après l’Etrange Parade de la Cie BRUITQUICOURT

lundi 19 avril 2010, par Pierre Abgrall

Vendredi soir 02.04.2010, après l’expérimentation publique, la discussion a été lancée entre les spectateurs et les artistes. Les avis étaient partagés, comme on dit, sur ce qu’on avait vu, « L’Etrange Parade ». J’étais de ceux qui ont aimé, même beaucoup aimé. Lancé à froid dans le débat j’ai donné mon ressenti brut de coffrage. Je pensais à Samuel Beckett (En attendant Godot) et à Charlie Chaplin, à Alexander Calder (son Petit Cirque), aux Deschiens (que je connais moins), à Federico Fellini (La Strada, les Clowns) et même à « Freaks » de Tod Browning dont le second titre est d’ailleurs « La Monstrueuse Parade ». Ce ne sont pas de petites références évidemment. Tout cela me tournait dans la tête.

Dans le fil de la discussion Claude a eu un mot que j’ai retenu : il a dit « c’est un spectacle en marge ». Et du tac au tac je lui ai demandé « en marge de quoi ? ». Dans ma question j’avais dans l’idée que ce que propose le Fourneau est toujours d’une certaine manière en marge au sens où cela répond à l’une des clés de la Profession d’Utopie du Fourneau « Brouiller les pistes du quotidien ». Est-ce que dans l’idée de Claude il s’agissait de dire que vous êtes en marge de ce qui est déjà en marge ? Je ne sais pas. Toujours est-il que ce mot « marge » m’a suivi jusqu’à maintenant. Je l’ai résolu pour moi-même de la façon suivante : dès l’ouverture de l’Etrange Parade les spectateurs sont regardés par des personnages dont l’expression est, en apparence, fermée. Ils nous regardent, nous spectateurs, comme si nous étions en dehors d’un aquarium dont vous êtes les sept occupants. Cette expression de distance autiste (« attitude de détachement de la réalité extérieure accompagnée de repliement sur soi-même ») ne va pas vous quitter. Même quand un spectateur est invité à accompagner la chanteuse, il est tenu à distance par la chanteuse elle-même et il est même refoulé « manu militari » par un autre personnage. A aucun moment aucun d’entre vous n’adopte d’attitude de séduction. Le merveilleux lui-même, s’il tente des incursions, est mis volontairement en échec. L’érotisme que pourraient générer certaines scènes n’aboutit nulle part ou n’est pas encouragé. Aucune déclaration orale n’est compréhensible. Luc-Monsieur Loyal lui-même, chargé de nous présenter les choses, ne nous présente rien ou sinon de façon confuse. La communication avec nous spectateurs est donc coupée à beaucoup de niveaux. Même la « vente » de cartes, un des seuls contact appuyé vers le public, est un rituel accompli, semble-t-il, sans espoir de retour.

De plus votre spectacle se présente comme une série de scènes en négatif -au sens photographique du terme- dans la mesure où ce sont, vous le dites, des ratés, des actions spectaculaires qui échouent parfois avant même d’avoir commencé. Du coup je peux comprendre que le mot « marge » ait été avancé. J’ai pensé aussi comme en écho du mot « marge » au mot « déraison » : une absence de raison dans les actes et les paroles. On était avec vous, il me semble, dans l’esprit du Nonsense à l’anglo-saxonne. On peut penser aussi à l’idée de décalage : il s’agit au fond de brouiller les pistes du quotidien, il s’agit de rompre avec l’habitude de séduction du spectacle, il s’agit de défaire ou, au moins, d’interroger un certain lien de confort dans la relation acteur-spectateur, et il s’agit de retenir et de montrer de l’univers du spectacle, le cirque en l’occurence, le doute, l’échec, la solitude, la tristesse, le désarroi, le tragique, la mort. Alors que la volonté des personnages est, malgré tout, d’y échapper puisqu’ils agissent encore, puisqu’ils créent encore... The show must go on. Donc tout n’est pas perdu. Ni pour eux, ni pour nous.

Ce que vous montrez peut donc mener au mot « marge » dans lequel j’entends un autre mot, plus fort et plus vague à la fois, c’est le mot « folie ». Voilà une troupe de cirque qui est au bout du rouleau, dirait-on, et qui s’obstine à montrer son spectacle alors que, bientôt, on peut supposer qu’elle n’aura plus rien à montrer. J’aime votre spectacle parce qu’il va jusqu’à cette limite. J’aime par exemple la répétition obsessionnelle de petits gestes par des personnages qui agissent comme s’ils exécutaient un rituel archi-répété qui commence à avoir des ratés, comme une bande magnétique qu’on a trop fait défiler. Certains de vos personnages vont vers la folie ou une forme de rupture avec ce qu’ils sont sensés être : des artistes de cirque faisant leurs numéros. C’est pour ça que je donne en références les noms cités en début du texte parce que ces gens sont parmi ceux qui ont montré, chacun dans leur art, le tragique et la folie dans la condition humaine, le cirque et le spectacle pouvant être aussi, à l’occasion, leur angle de vue comme microcosme de l’existence.

Il me semble que travailler et montrer l’envers ou les revers du Spectacle comme vous le faites, ne sont pas des projets qu’il faut négliger. Ils amènent le spectateur à se regarder regardant et à s’interroger sur ce qu’est le Spectacle. Jusqu’où suis-je prêt à aller en tant que spectateur ? Puis-je accepter, supporter, qu’un spectacle me montre ce que dans la vie j’essaie d’éloigner, le doute, l’échec, le désarroi... ? Puis-je accepter qu’un spectacle ne soit pas complaisant à mon égard ?...

Helmut Lachenmann a cette phrase que j’aime par-dessus tout : « La Beauté c’est le refus de l’habitude. » Il me semble qu’un spectacle qui fait bouger les habitudes du regard et de la pensée, même dans une direction aussi délicate que l’envers du décor, sera toujours digne d’attention pour peu que la qualité du travail présenté soit au rendez-vous. Et il me semble qu’avec vous cette condition-là sera bien remplie. Elle l’est déjà, selon moi, même dans ce qui n’était encore qu’une expérimentation.

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Photos : Licence CC by-nc lefourneau.com

P.-S.

Ceci est une lettre adressée initialement à Michèle, Claude et bien sûr à BRUITQUICOURT. Depuis que je l’ai expédiée je me suis demandé entre 20 et 20 000 fois si ce point de vue pouvait encourager ou non la troupe, conforter ou non ses choix, l’amener à trouver la clé des 20 minutes qu’il leur restait à trouver pour consolider le timing... J’ai hâte de les revoir. Pierre Abgrall.

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