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"Confins", un village au coeur de la ville

Entretien avec Bruno Schnebelin, directeur artistique de la compagnie Ilotopie

vendredi 2 avril 2004, par Kevin

Comment la compagnie Ilotopie axe-t-elle son travail ?

On bosse souvent sur des thèmes qu’on estime être de société. Quand on travaille sur l’eau on évoque Narcisse parce que ce mythe reflète le problème de l’identité, et dans cette société ce n’est pas évident. Les gens construisent un certain nombre de personnages, il y a un look pour la grand-mère, pour l’employeur, on devient travelo le samedi soir... Chacun cultive une panoplie de narcissismes, et ça c’est très récent. On travaille sur la fractalisation de l’individu dans cette société, il a en fait plusieurs reflets de lui-même ...

Ce qui nous intéresse dans le mythe et l’absurde, c’est la lecture que fait Camus quand il dit qu’il faut imaginer "Sisyphe heureux". Dans notre société, je crains que la démocratie ne se trouve plus derrière nous que devant, comment faire pour être heureux malgré tout ? Il se trouve qu’il y a un retour du destin, les enfants de pauvres sont pauvres, les enfants de riches sont riches. ... La mobilité sociale est très faible et l’espoir de changer de situation l’est aussi.
Est-ce que ça vaut le coup d’être malheureux pour autant ? Est-ce qu’on ne peut pas plutôt essayer de faire du tissage, du réseau horizontal avec sa propre classe sociale, de se faire des partenaires, des amis, de tisser un maillage dans l’horizontalité plutôt que d’être obsédé par la hiérarchie sociale, dans le fait de vouloir monter, d’être le premier, de gagner plus d’argent ... On nous fait croire que tout le monde est heureux et que les gens sont égaux, à l’école par exemple. Il n’y a pas d’égalité mais pourtant il y a un éventail de chemins pour être heureux.

Dans "Confins", les personnages, les "Sisyphe", amènent leur matériel. L’architecture de ce spectacle est déchargée à quelques centaines de mètres de là, et les acteurs construisent toute la journée un village à l’intérieur de la ville. Un village, puisqu’il comporte des éléments pour dormir, pour vivre et pour le spectacle.

Ce sont des étrangers qui vont devenir des voisins ... Ce spectacle est fait pour des habitants, pour qu’ils nous voient tous les jours et pour que des relations s’installent. On n’a pas tellement envie que ce soit un spectacle de festival ...

Ils ont à la fois un quotidien, mais qui doit être assez extraordinaire pour intéresser un public.Tous les instants du quotidien sont repensés pour que ça devienne relativement phénoménal. Le village est traversable à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, il y a une porosité. Il y a des moments où on est beaucoup plus facilement à l’écoute des gens qui passent, et il y a des moments où c’est plus du spectacle. Quand on est trop dans nos personnages on ne peut plus, ça devient du théâtre...

Il y a une évolution, très lente. Ce village est construit avec des liens, des fuseaux, formes ressemblant à la fusée de Tintin sur la lune, c’est une structure basée sur des obliques, il n’y a pas de verticales ni d’horizontales. L’architecture se présente comme un désordre, un chaos sur le trottoir. Ces fuseaux tiennent ensemble par des liens. Et vers l’avant dernier jour, les acteurs vont détruire ces liens, ils vont détruire ce qui tient les choses ensemble dans ce village, et ils vont partir individuellement avec des morceaux d’architecture, on va les retrouver à divers endroits de la ville. Puis, un camion tournera pour récupérer les morceaux. Il y a une phase de structuration dans ce village, un morceau de vie, et puis une phase de déstructuration.

Les personnages sont-ils conscients du monde absurde qui les entoure ?

Ils le fabriquent. On a envie de parler de l’intermittence du spectacle à travers ça. Envie de dire que l’on sera payé pour être absurde. On a la chance de choisir notre absurdité. Une caissière de supermarché n’a pas choisi l’absurdité de son geste, de passer des objets devant un code barre. Nous choisissons notre forme d’absurdité pour faire image, c’est-à-dire, essayer de marquer le spectateur avec des images qui sont particulièrement absurdes mais qui sont malgré tout vivables et soutenables. On peut s’extraire de ce qu’on est en train de faire.

Sont-ils heureux ?

La mythologie du travail fonctionne, ils ont du travail, ils sont contents. C’est aussi une mise en abyme, en ridicule de cette situation d’avoir du travail, quel en est le sens ? Est-ce que ce n’est pas juste une espèce d’archaïsme du 20ème siècle, la notion même de travail. Même dans les derniers discours de Raffarin, le patronat essaye de revaloriser absolument le travail, il y a une grande angoisse que cette valeur se perde ...

La révolte des Sisyphe s’exprime contre les structures, pas contre eux-mêmes, il y a un retour à l’individualisme malgré tout. On ne prône pas l’autodestruction. Cette société est tellement fractalisée que l’on peut trouver des interstices de bonheur en assumant des moments de contraintes. Il n’y a plus de paradoxes, il reste très peu d’idéologie donc de moins en moins de paradoxes possibles ...On peut accepter des trucs ... par exemple, être militant révolutionnaire et bosser chez Macdonald’s... L’important c’est la révolte intérieure, même si elle n’a pas lieu comme un fait de société global. Il devient difficile d’imaginer une révolution au sens social, où une majorité serait d’accord. Le monde matériel a enlisé les espoirs de révolution, en occident en tout cas. On peut quand même espérer qu’il y ait des révoltes personnelles qui s’attisent ...

Comment investir cet espace public ?

On a quand même besoin de quelqu’un qui soit l’interface avec une population. Tu ne peux débarquer sur un site, un territoire sans avoir quelqu’un qui soit l’interface de cette arrivée. Avant, il n’y avait pas de médiateur culturel, il n’y avait personne entre l’artiste et le politique. C’était assez facile d’expliquer à un élu que l’on allait travailler avec un morceau de sa population ... Petit à petit a été inventé un individu qui s’appelle un médiateur culturel, qui lui est le fusible politique. Il n’est pas au service de l’artiste, mais de celui qui le paye, de la ville. Même si son discours sera toujours de dire qu’il est au service de l’artiste, forcément. Cette personne là, va faire un choix soi disant artistique pour qu’il soit le plus en conformité possible avec la population, les élus, un budget. Maintenant, en tant qu’artiste on a à faire avec ces gens là. Ca a beaucoup changé, il y a eu une normalisation des expériences culturelles, certaines ne peuvent plus avoir lieu, elles ne peuvent pas s’infiltrer dans un réseau qui est maillé par ces fusibles.

On a des propositions très différentes d’une fois sur l’autre. On a une série de spectacles qui s’appelle des champs d’expérience parce que c’est toujours une mise en péril d’une facette sociale qui nous intéresse, « Confins » est le quatrième. La difficulté c’est que ça se base sur le temps et un public de théâtre s’en fout que ça dure neuf jours, parce que lui ne verra qu’une heure ou deux. Que les comédiens aient mal dormi pendant 3 ou 4 jours, ça ne le concerne pas, il n’en a rien à foutre, et ça c’est tant pis pour nous. L’honnêteté de l’opération n’intéresse que nous ... Que l’on n’aille pas à l’hôtel le soir, ou que l’on ne mange pas au restaurant, ça nous intéresse parce que l’on pense que ça agit forcément sur le résultat, mais malgré tout ce résultat doit être à la hauteur de ce qui peut se faire ailleurs... L’expérience doit passer dans son sens fortement, on ne doit pas être plus mauvais parce qu’on a mal dormi ... On va dormir avec à chaque fois un morceau de corps qui dépasse de chaque individu, et puis il y en a deux qui se relaient la nuit pour surveiller et accueillir les gens qui passent. La présence doit être manifeste. Il y a aussi deux places pour que les voisins ou les passants puissent venir dormir avec nous.

La première est à Aurillac, la semaine précédent le festival. Les festivaliers ne verront que les structures. On démonte le premier jour du festival. Le spectacle est joué pour les gens d’Aurillac...

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